Invisibles, d’Alex Ogou : interroger la violence des bandes dans la société ivoirienne

Par Zafitiana Cissy et Ayrton Aubry

« Seuls les maudits deviennent des INVISIBLES ». L’incipit de la nouvelle série produite par Canal + en Côte d’Ivoire donne le ton du nouveau travail d’Alex Ogou. Invisibles marque dès ses premières images : sur le chemin de leur maison dans le quartier de Yopougon, tard dans la nuit un jeune couple tombe sur une femme agonisante, la gorge tranchée et dégoulinante de sang. Le spectateur comprend très vite que le crime a été commis par les « microbes ».

A partir de là commence un récit de la vie quotidienne dans le célèbre quartier ivoirien, que l’on perçoit à travers les expériences de Chaka et sa sœur Hadjara. Âgés de 13 et 17 ans, tous deux cohabitent avec une mère combative et industrieuse, et un père autrefois journaliste mais aujourd’hui impotent, autoritaire et désœuvré. Conscients des difficultés de leurs parents, les deux enfants balancent entre les solutions a priori simples et rapides telles que proposées par les microbes (voie que suit de plus en plus Chaka), et celles honnêtes mais exigeantes (comme le fait Hadjara).

Ces contradictions sont à notre avis la principale qualité de la série, car elles brossent un portrait nuancé et sans jugement sur la société ivoirienne. C’est d’ailleurs la prétention largement répétée par Alex Ogou en projection presse et en interviews, de montrer sans juger les mécanismes et les manifestations de la criminalité à Yopougon, à partir de l’exemple des « microbes ». Les invisibles deviennent alors le sujet principal de la série, ceux que l’on n’entend jamais, et que l’on voit rarement. Qu’est-ce qui peut mener une jeunesse en perte de repères vers la criminalité, et comment s’en sortir ? Telles sont les questions posées par Invisibles. La problématique dépasse d’ailleurs la Côte d’Ivoire : “microbe” vient des bandes du film “La cité de Dieu”, dans des favelas de Rio de Janeiro. Ici l’humiliation vient avec l’invisibilité et la révolte.

Le réalisateur veut mettre en lumière des vies de familles ivoiriennes déchirées par les chemins qu’ont pris ces enfants poussés dans la criminalité. En effet, on peut toujours s’interroger sur les origines d’une telle abjection, comment peut-on à un si jeune âge assassiner de sang froid une personne? Le caractère éminemment impardonnable de l’acte ne devrait tout de même pas faire oublier la responsabilité des figures traditionnelles d’autorité qui ont déserté la vie sociale des “microbes”. D’adultes qui ne se soucient pas d’où et avec qui trainent leur progéniture à l’État passif et absent, on voit apparaître toute une chaîne de responsabilités défectueuses. C’est la situation économique des parents qui mène à la déscolarisation de leurs enfants, obligés de grandir trop vite. On peut évoquer ici une scène d’un garçon de 12 ans qui rend visite à “la vieille” et au “vieux” (comprenez ici la mère et le père), contents de le voir parce qu’il leur ramène une liasse de billets et des cadeaux extravagants qu’à son âge il n’aurait eu la possibilité d’acquérir que par le vol. Pourtant les parents ne se triturent pas outre mesure l’esprit pour intervenir dans la vie de  leur fils. Alex Ogou, rappelle que c’est cette carence dans l’éducation qu’il faut corriger parce qu’en “Afrique, tout adulte est parent d’un enfant”, de ce fait tout le monde est responsable de ce que devient cet adulte en devenir. Il y une certaine désillusion de ce que peut apporter l’Etat dans le discours du réalisateur qui transparaît, puisqu’il n’est là que pour réprimer. Il remet entre les mains de la communauté le devoir et la possibilité de créer son “bon vivre ensemble”. Ainsi cela passerait non seulement, par l’éducation des enfants, mais aussi par la remoralisation des adultes.

Un regret cependant, à propos de la mise en scène, et d’un choix de narration en particulier:  la série s’ouvre sur la découverte d’une victime agonisante, suivie d’une scène de protestation des habitants du quartier. La question des « microbes » est donc abordée sous l’angle de ses conséquences (dans ce cas négatives), qui plus est à travers une focale sécuritaire. Le premier contact entre le spectateur et le sujet du film lui donne donc dans le meilleur des cas un a priori négatif, dans le pire la volonté d’éradiquer ce phénomène par de fortes mesures sécuritaires. Or, si cette stratégie rhétorique est régulièrement employée par une classe politique intéressée, ce ne sont clairement pas les intentions du réalisateur: il devient contre-productif dans le message qu’il veut faire passer. Une solution – certes moins sensationnelle – aurait pu être d’ouvrir la série sur la fermeture d’une usine, ou le licenciement du père de Chaka et d’Hadjara, pour partir d’une des racines du sujet (le déclassement social, la pauvreté, les valeurs etc.), plutôt que d’une de ses conséquences.

La production d’Invisibles révèle toute la complexité du débat à propos du statut de l’audiovisuel sur le continent. La série est produite par Canal + Afrique, mastodonte audiovisuel en Afrique, qui y exerce une domination presque sans partage dans la production de série et de fictions, mais aussi de retranscription des événements sportifs. Chaîne dite “à péage” (c’est-à-dire avec abonnement) Canal + draine donc une somme d’argent massive du continent, qui quitte ainsi le circuit économique africain (ou ivoirien, sénégalais etc.). La posture de la branche Afrique du groupe, largement mise en avant par ses communicants, est d’avoir réalisé la série entièrement sur le continent : tous les acteurs, les membres de l’équipe technique, le réalisateur, sont ivoiriens ou issus de la sous-région, à l’exception d’Arnaud de Buchy, chargé de composer la bande originale. Des compétences sont donc créées en Côte d’Ivoire, et peut-être des vocations provoquées, dont rien ne dit qu’elles resteront éternellement sous le giron de Canal +. Quoi qu’il en soit, cela ne règle pas la question de la diffusion de la série, accessible seulement aux abonnés du groupe français : si la production est partagée, les flux monétaires semblent encore une fois bien unilatéraux…

Finalement, Invisibles a déjà conquis son public, car avant sa projection à la télévision, elle a déjà remporté le prix de la meilleure fiction francophone étrangère lors de la 20ème édition du festival de la Fiction de la Rochelle. Cette distinction nous permet de mentionner l’excellent jeu des acteurs, pour la plupart très justes alors que non professionnels. La série est diffusée depuis le 29 octobre sur Canal + Afrique.

1 thought on “Invisibles, d’Alex Ogou : interroger la violence des bandes dans la société ivoirienne

  1. Excellente analyse du film que je n’ai pas pu suivre jusqu’au bout pour des raisons d’occupation. Je ne sais pas si la position de l’auteur sur la question de la diffusion est pertinente, mais je pense qu’il appartient aux professionnels et aux entrepreneurs des médias de créer un contrepoids à canal+Afrique,car tant qu’ils financeront nos films, ils auront droit aux retombées.

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