La créolité : histoire d’une identité

 

Par Antoine Ellias.

En 1989, trois auteurs caribéens francophones, Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Edouard Glissant publient l’« Eloge de la Créolité ». A travers ce texte, les trois épigones et héritiers spirituels d’Aimé Césaire, ajoutent leur pierre à l’édifice de la reconstruction identitaire créole.

Heuristique, le concept de Créolité tel que théorisé invite à une relecture de l’Histoire des Antilles françaises et de la Caraïbe dans son ensemble. Rompant avec la théorie de la Négritude développée durant l’entre-deux-guerres par Aimé Césaire, Léon Gontran-Damas et Léopold Sédar Senghor et celle de l’Antillanité développée par Edouard Glissant à la fin des années 1950, le mouvement de la Créolité affirme l’histoire singulière et distincte du peuplement des Antilles françaises. Se détachant de l’idée d’un retour à une Afrique précoloniale mythique, propre à la Négritude, que certains adeptes de la Créolité finiront par qualifier d’imaginaire voire de mirage ; la Créolité se distingue également de l’Antillanité en ce qu’elle reconnaît la particularité des Antilles francophones (Guadeloupe, Martinique, Haïti) par rapport aux Antilles anglophones et hispanophones (Sainte-Lucie, la Dominique, la République dominicaine, Cuba).

« Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles».

C’est par cette affirmation que les théoriciens de la Créolité instiguent un mouvement de réflexion identitaire, artistique et littéraire en même temps qu’ils dépeignent les caractéristiques du « créole ». Un individu d’un genre nouveau, aux racines culturelles diverses, qui serait rentré contre son gré dans l’ère moderne avant que la mondialisation n’advienne. De cette manière, les théoriciens de la Créolité font des Antilles françaises un creuset de modernité précurseur, dans lequel dès les débuts de la colonisation et du peuplement franco-britannique des Petites Antilles en 1627 à Saint-Christophe-et-Niévès, des individus triés sur le volet sont sélectionnés, importés et forcés de vivre ensemble dans des sociétés artificielles où la solidarité n’existe pas. L’individu créole correspond alors au Buffalo Soldier tel que décrit par Robert Nesta Marley (a.k.a Bob) dans sa chanson éponyme: « (…) Stolen from Africa, brought to America (…) », il évolue dans un environnement étranger à celui de ses ancêtres, parfois hostile et toujours sous la coercition. La théorie de la Créolité correspond également à une époque de renouveau intellectuel, celle des années 1980, qui débute par la publication de l’essai de René Depestre au titre évocateur « Bonjour et adieu à la négritude ». Les théoriciens de la Créolité ont cela de nouveau qu’ils acceptent de ne pas figer leur identité dans des ailleurs mythiques, ni de chercher refuge dans des sociétés historiquement déterminées et correspondant aux civilisations dites millénaires, consacrées par les livres d’Histoire. Leur œuvre se distingue de celle qui les a nourris dans la mesure où ils assument pour la première fois l’inconfortable magma duquel les sociétés caribéennes francophones sont nées.

Néanmoins, selon Edouard Glissant, la créolité en tant que mouvement historique qui sous-tend l’avènement de l’individu créole est inséparable de l’histoire coloniale française et le concept est alors inséparable de certaines considérations politiques. Issu d’un peuple composé d’identités diverses que le joug de l’Histoire a réuni sur le même sol, sous domination coloniale, sans nation propre, ni identité politique souveraine, le créole est l’ancien sujet de l’esclavage et de la Traite négrière. Selon cette vision de la Créolité, le créole est alors inséparable de la société de Plantation ; faisant de la qualification de créole un attribut qui caractérise les parcours de vie d’individus évoluant également en dehors de l’aire Antilles-Guyane. Considérant que l’apparition de la Créolité est indissociable de la violence historique de laquelle elle résulte, les théoriciens de la créolité dans une démarche presque thérapeutique, escomptent réparer la blessure ontologique liée au mystère identitaire antillais francophones en reconstituant le puzzle ethnique composé de pièces provenant d’Afrique, d’Asie, d’Europe, ainsi que des sociétés précoloniales amérindiennes exposées à l’expansionnisme et au messianisme occidental par Christophe Colomb. Ceci se traduit par l’idée de gouffre, omniprésente dans les travaux d’Edouard Glissant, à comprendre sous le sens d’un gouffre créateur duquel naît l’individu créole.

« L’expérience du gouffre est celle de la traversée transatlantique de la Traite, où la cale du bateau négrier est à la fois un espace de mort et de rupture et le moment d’une naissance, tragique, à un nouveau monde qui sera celui de la culture antillaise ».

Si elle est théorisée en fonction d’une histoire particulière, la Créolité revêt sous la plume d’Edouard Glissant un aspect universel. Né du particularisme historique, le concept de la créolité est indissociable de l’histoire des Hommes, qui migrent, voyagent, font refuge en tout temps et en tout lieu. De la même manière, l’individu créole existe partout où il y a contact entre les cultures. Tout individu aux racines culturelles diverses et à la généalogie chahutée par le mouvement de l’histoire et la mobilité géographique peut être considéré comme créole. Porteur d’une identité composite qui s’assume comme telle, le concept de Créolité correspond à des symboles, à des réalités et à des valeurs plurielles. Ainsi, la conception identitaire que sous-tend la Créolité n’est pas le produit d’une identité-racine-unique, essentialiste, pure et préservée de toute atteinte extérieure. C’est en faisant basculer la créolité des Antilles au Tout-Monde, qu’Edouard Glissant développe le concept d’identité-relation qui s’oppose à l’identité-racine. Alors, la créolité permet à l’individu créole de se projeter vers le monde, au-delà de l’aider à retrouver son estime, son histoire et d’assumer son caractère composite. Le concept permet ainsi de s’approprier son passé et de se doter d’un avenir, qu’il soit africain, asiatique, européen, latino-américain ou pan-caribéen. Les travaux d’Edouard Glissant consacrent également le concept de créolisation qui correspond au processus selon lequel la Créolité en tant qu’état advient et permet l’émergence de la figure du créole.

En tant que concept forgé par des auteurs antillais francophones et correspondant à une identité locale, le concept de Créolité est projeté à l’échelle globale, notamment par Edouard Glissant. En ce qu’il permet de p(a)enser l’identité à l’ère contemporaine, le concept vise également à permettre d’appréhender et de penser la relation à l’autre ; puisqu’il a permis à l’individu créole d’assumer sa propre altérité. Le concept de Créolité ambitionne ainsi de contribuer au bon-vivre ensemble, au mieux-vivre ensemble et sa diffusion, voire son enseignement ne pourrait que participer à apaiser les relations entre les peuples, au début d’un 21e siècle que certains considèrent comme marqué par l’essor fulgurant du phénomène migratoire, le repli sur soi et la crispation identitaire, dont la conséquence se matérialise par la construction de murs de plus en plus nombreux et opaques.

 

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