Comprendre la crise sécuritaire au Tigré

Le 4 Novembre dernier, des heurts dans l’Etat régional du Tigré au nord de l’Éthiopie ont marqué le début d’un conflit sanglant opposant les forces de l’Etat fédéral éthiopien et le Front de Libération du Peuple du Tigré (TPLF). Bien que n’ayant duré que quelques mois, le coup humanitaire de cette crise est déjà très lourd : des partis de l’opposition éthiopienne affirmaient que plus de 52 000 personnes avaient perdu la vie depuis Novembre, selon l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés plus de 950 000 autres ont fui les zones de combats et rejoint les camps de réfugiés à Shire, Mekelle, Afar et Addis Abeba tandis que 50 000 auraient rejoint des camps soudanais. Ces camps sont marqués par le manque d’aide de première nécessité, notamment en termes d’accès à l’eau portable, à la nourriture, à l’hébergement et aux soins. Le Premier Ministre Ethiopien Abiy Ahmed – titulaire du prix Nobel de la paix en 2019 pour son rôle important dans la pacification des relations avec l’Érythrée voisine – a récemment déclaré la fin des hostilités au Tigré. Toutefois le conflit continue en ce jour, les populations locales se trouvant de plus en plus affectées par les conséquences dévastatrices de cette guerre. Par ailleurs, de nombreux témoins ont relaté la présence de soldats érythréens au Tigré. Bien que le Premier Ministre Ethiopien ait récemment affirmé qu’un retrait de ces troupes était déjà prévu, cette ingérence Erythréenne inquiète la communauté internationale qui craint une résurgence des tensions régionales dans la Corne de l’Afrique, diminuant, de fait, les chances d’une résolution pacifique de cette crise. Le secrétaire d’Etat américain, Anthony Blinken, a notamment dénoncé lors d’une audition parlementaire le 10 Mars dernier des « actes de nettoyage ethnique » dans l’Ouest du Tigré et a évoqué la présence de forces Erythréennes qui « doivent partir »[1].

Quelles sont les origines de ce conflit ?

 En avril 2018, le Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Ethiopien (FDRPE), une coalition politique qui dirigeait le pays de manière autoritaire depuis plusieurs années, nomme Abiy Ahmed au poste de Premier Ministre du Gouvernement Fédéral Éthiopien. Il arrive alors au pouvoir après une crise socio-politique considérable ayant eu pour conséquence la démission de son prédécesseur Hailé Mariam Dessalegn. Immédiatement, Abiy Ahmed affiche sa volonté réformatrice : il opère notamment pour la libération de dissidents, la démocratisation de l’espace politique et la négociation d’accords de paix avec son homologue érythréen, le Président Isaias Afwerki. De fait, les accords signés entre ces deux pays ont mis fin à presque deux décennies d’hostilités depuis la fin de la guerre qui les avait opposé de 1998 à 2000. Celle-ci s’était déroulée en raison de disputes frontalières. Abiy Ahmed sera récompensé pour cet effort en obtenant le prix Nobel de la Paix en Décembre 2019. Le rapprochement entre les deux pays est vu d’un mauvais œil par le Front de Libération du Peuple Tigréen (FLPT) qui demeure hostile à L’Érythrée. Ce parti politique tigréen accuse Abiy Ahmed de vouloir marginaliser la minorité ethnique tigréenne des cercles du pouvoir fédéral. Celle-ci constitue en effet 6% de la population éthiopienne[2] ; mais constituait auparavant une importante force politique, notamment sous la présidence de Meles Zenawi, lui-même originaire du Tigré. Depuis le report des élections nationales devant se tenir en août 2020 en raison de la crise du COVID-19, le FLPT affiche ouvertement sa volonté d’autonomisation par rapport au pouvoir fédéral dont il estime que le mandat venait d’expirer. Ce désaccord politique profond entre les deux camps s’est intensifié jusqu’à la décision du Premier Ministre de lancer une opération d’intervention armée en région tigréenne. Pour le gouvernement éthiopien, l’offensive du 4 Novembre 2020 aurait donc été une réponse à une attaque menée la vieille par des forces tigréennes sur plusieurs bases militaires de l’armée fédérale au Tigré.  Le FLPT nie, pour sa part, avoir débuté les hostilités mais continue de combattre les forces gouvernementales sur de multiples fronts.

 

Quelles sont les conséquences à l’échelle régionale ?

Un « spillover » (ou débordement) des combats à l’échelle régionale

A la fin du mois de Novembre, le Président érythréen Isaias Afwerki aurait ordonné l’intervention de ses troupes au Tigré afin de soutenir l’effort du gouvernement fédéral éthiopien face aux forces rebelles du TPLF. Les gouvernements éthiopien et érythréen ont naturellement nié ces allégations ; qui, pour autant, demeurent « crédible » selon le Secrétaire d’Etat Américain Anthony Blinken. En effet, la profonde opposition au parti tigréen que présente le Président Afwerki n’est pas méconnue dans la région. En réponse à cette initiative, Le TPLF a tiré des missiles en direction du sol érythréen à plusieurs reprises dès fin Novembre[3]. Les confrontations opposant les forces fédérales – comprenant l’armée fédérale, les forces spéciales de police de l’Etat régional voisin d’Amhara, et des milices locales Amhara – soutenues par l’armée érythréenne, contre les forces régionales tigréennes du FLPT (ainsi que les forces spéciales de police de la région du Tigré et d’autres milices armées) ont eu des conséquences destructrices sur la Corne de l’Afrique. In fine, le débordement des combats impacte fortement les populations à l’échelle régionale.

 

La résurgence des tensions ethniques

Tout d’abord, une résurgence des tensions ethniques est à craindre. De nombreux leaders tigréens ont affirmé être « prêts à mourir » après qu’Abiy Ahmed ait posé un ultimatum les contraignant à rendre les armes. Des massacres visant les populations civiles Amhara ont été observés, comme le démontre le média France 24 dans un reportage datant du 23 Novembre 2020. Bien que des leaders Amhara y affirment ne pas prévoir d’attaquer la population tigréenne en représailles, l’enjeu ethnique demeure crucial. En effet, depuis plusieurs années les deux ethnies se disputent certaines terres. L’inquiétude est que ces leaders instrumentalisent d’avantage les fractures ethniques dans la région afin de mobiliser les populations civiles au profit de l’effort de guerre.

 

Un désastre humanitaire

Ensuite, comme il a été brièvement présenté plus haut, les combats dans la région tigréenne ont eu d’importantes conséquences sur le plan humanitaire. Selon les estimations de l’ONU, environ 600 000 personnes dépendaient déjà d’aides afin de pourvoir leurs besoins en eau et en nourriture au Tigré. De plus, près de 2 millions d’éthiopiens avait déjà quitté leurs terres avant le conflit, fuyant d’autres sources d’insécurité dans la région : des conflits ayant éclatés autre part ou des conditions climatiques défavorables tels que des sécheresses et inondations par exemple[4]. Depuis Novembre, plus de 950 000 éthiopiens se sont déplacés à l’intérieur du pays pour fuir les zones de combats ; plus de 50 000 auraient rejoint les camps de réfugiés au Soudan voisin. Ainsi ce conflit déborde au-delà des frontières de l’Etat régional du Tigré et affecte la région toute entière. Malheureusement, le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU (OCHA) manque de moyens face à cette pression du nombre ; comme le remarquait son porte-parole Jens Laerke, en visioconférence depuis Genève en Janvier dernier : « Trois mois après le début du conflit au Tigré, dans le nord de l’Éthiopie, la réponse humanitaire reste très limitée et inadéquate »[5]. Il faut aussi noter que les agences onusiennes n’ont pas reçu à temps « les autorisations nécessaires pour déplacer le personnel nécessaire au Tigré ». Ce dernier point a été soulevé par un accord conclu entre l’ONU et Abiy Ahmed en Décembre dernier[6]. Celui-ci promettant, sous la pression de la communauté internationale, de garantir un meilleur accès à la région aux agences humanitaires de l’ONU et des Organisations Non Gouvernementales. Par ailleurs, des milliers d’enfants demeurent déscolarisés depuis le début du conflit. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estimait en Janvier que près de 80% des hôpitaux ne fonctionnaient plus.

 

La question des possibles crimes contre l’humanité

En Février 2021, l’ONG Amnesty International a publié un rapport d’enquête sur des massacres pouvant être considérés comme des crimes contre l’humanité, commis au Tigré à la fin du mois de Novembre. En effet, les enquêtes et témoignages étudiés par Amnesty ont permis de conclure que des centaines de personnes non-armées avaient été sommairement exécutées par des soldats tigréens dans la ville d’Axum, au nord de l’Etat. Des raids maison-à-maison ont été conduits. En plus de cela, des forces érythréennes et amhara se seraient déchaînées entraînant la mort de centaines de civils sur leurs routes. Un résident d’Axum âgé de 21 ans relate alors les faits : « J’ai vu beaucoup de personnes mortes dans la rue. Même la famille de mon oncle. Six membres de sa famille ont été tués. Tellement de personnes ont été tuées »[7]. Les massacres à Axum ne semblent malheureusement pas avoir été les seuls commis dans la région. Amnesty appelle donc à une enquête de l’ONU, afin de poursuivre en justice ceux suspectés d’avoir commis des crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, conformément aux provisions contenues dans les articles 7 et 8 du Statut de Rome de 1998 établissant la Cours Pénale Internationale.

 

Où en est la situation actuellement ?

Malgré les dires du gouvernement éthiopien, il semblerait que les combats n’aient pas du tout cessé au Tigré. Les leaders de la rébellion tigréenne semblent avoir réussi à consolider leurs positions dans les espaces ruraux. Aussi, il est à noter qu’une partie considérable de la population tigréenne leur accorde son support et soutient le projet du TPLF visant à rendre autonome la région. La situation humanitaire continue de se dégrader tandis que le Premier Ministre Abiy Ahmed peine à accorder l’accès aux organisations humanitaires pour la distribution d’aide dans la zone de conflit. Ce dernier rejette l’éventualité de négocier avec les leaders tigréens qu’il présente comme étant des traîtres à la Nation. Cette approche critiquable remet en cause le réel engagement pour la paix d’un l’homme qui se présentait comme l’incarnation de la réconciliation régionale deux années auparavant. L’organisme européen International Crisis Group, spécialiste de la prévention et de l’analyse de conflits, a publié un rapport le 2 Avril 2021 dans lequel il avance que l’impasse actuelle au Tigré pourrait prendre la forme d’une lutte armée durable. Celle-ci poserait alors une menace majeure pour la stabilité de l’Éthiopie (deuxième leader Africain en nombre d’habitants, mais aussi siège de l’Union Africaine) et potentiellement pour la Corne de l’Afrique toute entière.

 

Infographie :

 

Références :

 

[1] « Éthiopie : le gouvernement dément tout  « nettoyage ethnique » au Tigré ». Le Figaro, 13 Mars 2021.

[2] Pierre Cochez, « Les six clés du développement éthiopien », La Croix, 28 Avril 2016.

[3] Aditi Bhandari et David Lewis, « The conflict in Ethiopia », Reuters, 18 Décembre 2020.

[4] Idem.

[5] « Éthiopie : la situation au Tigré est « dramatique » et des centaines de milliers de personnes sont dans le besoin (ONU) » ONU Info, 5 Février 2021.

[6] « Au Tigré, accord ONU-Éthiopie pour des missions conjointes d’évaluation humanitaire », Le Monde, avec AFP, 10 Décembre 2020.

[7] « Ethiopia : Eritrean troops’ massacre of hundreds of Axum civilians may amount to crime against humanity », Amnesty International, rapport du 26 Février 2021.

 

 

Article rédigé par Jean- Michel BETRAN

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