Conflit au Tigré – Ethiopie, quelle nature ?

L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed a fait office de bouleversement politique après 24 ans de règne du parti au pouvoir présidé successivement par Meles Zenawi et Haile Mariam Desalegn. Suite aux manifestations qui ont secoué le pays menant à la démission du premier ministre, l’arrivée d’Abiy Ahmed  a permis d’ouvrir les institutions du pays au pluralisme politique. Il avait la responsabilité de forger les rouages d’une démocratie nouvelle dans un pays habitué à l’hégémonie d’un parti unique. Ses engagements devaient concilier d’une part l’autonomie accordée aux régions et aux gouvernements régionaux dont le découpage repose sur la « nationalité ethnique ». D’autre part, ils devaient permettre une véritable représentation démocratique au sein des institutions fédérales en réintégrant les partis exilés pendant les années de gouvernance de l’ERPDF. Cependant, une question reste suspendue et une contradiction s’affiche au niveau du pays : pourquoi la transition démocratique éthiopienne, après avoir suscité l’éloge international en 2018, couronnée par l’octroi du prix Nobel de la Paix à Abiy Ahmed, échoue-t-elle aujourd’hui au prix d’une guerre civile sanglante ?

Le 4 novembre, suite au report des élections législatives par le gouvernement fédéral, les Forces armées éthiopiennes sont la cible d’une attaque meurtrière dans la province du Tigré, à la frontière avec l’Ethiopie. L’attaque est revendiquée par la branche armée du FLPT, Front de Libération du Peuple du Tigré, déclenchant immédiatement un décret d’état d’urgence pour toute la région tigréenne. Pendant les jours qui suivent, de grandes parties de ce territoire stratégique limitrophe à l’Erythrée sont capturées par les désignés « séparatistes ». Le point culminant de la crise est atteint lorsque les Forces de Défense éthiopiennes atteignent les portes de la capitale régionale Mekele. La ville de 150.000 habitants est sommée d’être évacuée par les civils avant l’assaut des Forces loyalistes, laissant envisager une catacombe au vu des armes lourdes employées pendant le conflit. Fin 2020, la ville est officiellement reprise, les opérations militaires se poursuivent avec un bilan dantesque: 950.000 déplacés et des milliers de victimes civiles. Le flou est cependant maintenu quant au réel bilan humain et matériel derrière la reprise manu militari du Tigré. 

Pour comprendre l’enjeu de ce conflit, il faut se plonger dans la longue histoire de l’Ethiopie dont les mécanismes de gouvernance ont été forgés par la Constitution de 1994 et mis en pratique sous l’influence de Meles Zenawi en 1995 sous l’égide de l’EPRDF. 

L’Ethiopie est une république fédérale organisée en neuf régions, initialement, devenue dix en 2020 avec la régionalisation de la zone du Sidama. La région du Tigré est située au Nord de l’Ethiopie et regroupe près de quatre millions et demi d’habitants. Il est crucial de noter que les régions éthiopiennes suivent scrupuleusement une division ethnoculturelle. Des régions telles que l’Harar ou la région Gambela sont composées de zones amples dans lesquelles moins de cinq cent mille habitants sont recensés contrastant avec des régions massivement peuplées. La région Oromia regroupe 27 millions d’habitants et la région Amhara près de 17 millions d’individus. L’esprit de la Constitution de 1994 se reflète donc dans le découpage territorial qui privilégie une division ethnique du pouvoir de l’administration régionale du territoire. Pour limiter les dissensions à la tête de la Nation, le parlementarisme a été tempéré par l’ascension au pouvoir d’un parti unique au sein duquel les partis majoritaires au niveau régional sont représentés. Malgré cela, ce « fédéralisme ethnique », qui régit la Nation éthiopienne, ce qui est aujourd’hui dépeint comme une « guerre ethnique », reflète une guerre instrumentalisée ethniquement par les partis régionaux au pouvoir. 

Dès sa création, l’EPRDF a été créé comme un parti de coalition entre le FLPT du Tigré, ODPO représentant les Oromos, le MNDA majoritaire en zone amhara et le Mouvement démocratique des Peuples du Sud. Ces partis qui, d’apparence, suivent une ligne politique ethnique sont en compétition à l’échelle régionale avec d’autres mouvements locaux pour bénéficier de l’appui populaire. Une des lignes de fracture politique majeure est celle qui oppose les partis régionaux soutenant le pouvoir et ceux qui s’y opposent, réhaussant donc la communautarisation des intérêts. L’autre ligne de fracture est apparue avec le temps au sein même de l’EPRDF pour décider de l’attribution des postes au sein de l’appareil d’Etat ainsi qu’au sujet de la désignation des membres des gouvernements et des cabinets ministériels. La mainmise de la minorité Tigréenne représentée par le FLPT sur le parti au pouvoir a longtemps fait l’objet de critiques quant à la surreprésentation des élites tigréennes aux dépens d’autres minorités plus importantes. 

Bien que l’agenda politique des gouvernements de Meles Zenawi et d’Haile Mariam Desalegn ait favorisé la présence tigréenne dans les instances gouvernementales, il faut par ailleurs noter que le jeu d’alliances politiques est intrinsèque à l’existence de l’EPRDF. Dans ce jeu le FLPT était indispensable, et l’appartenance ethnique n’avait qu’une place secondaire dans les luttes de pouvoirs pour former les coalitions. De la même manière, les manifestations de 2014 ont marqué les esprits. Les revendications pour un changement de régime ont surpassé les clivages ethniques avec l’alliance des mouvances amharas et oromo pour réclamer des réformes économiques et institutionnelles profondes.

C’est dans ce contexte que les espoirs placés sur Abiy Ahmed pesaient lourd sur ses épaules. Le nouveau premier ministre a répondu aux aspirations de liberté en délaissant les pratiques les plus restrictives de ces prédécesseurs : blocage des réseaux sociaux, limitation des manifestations. Les partis d’opposition réfugiés dans des pays tiers ont été autorisés à revenir au pays. Abiy Ahmed a également signé un coup d’éclat en rétablissant les relations diplomatiques avec l’Erythrée, l’ennemi historique. Le Premier Ministre a également affiché ses intentions d’apaiser les tensions inter-ethniques. C’est dans ce sens qu’un ministère de la Paix est créé en 2018 ayant pour visée de résoudre les conflits entre communautés. Doté de peu de moyens, ce ministère n’a pu mener que des actions symboliques avec peu d’effet. D’autant plus que la tâche cruciale d’Ahmed de changer les rouages au sein de l’EPDRF n’a pas porté fruit. Pour marquer sa volonté de changement en interne, la coalition des quatre partis ayant portés le nouveau premier ministre au pouvoir a été renommée et refondée au sein du Parti de la Prospérité. Le refus en dernière instance du FPLT de rejoindre la coalition ayant été le précurseur de la guerre actuellement visible au Tigré. Ahmed se trouve actuellement dans une impasse, déjà mis en échec par les conflits en zone Oromo, la sécession du FPLT a signé un retour aux techniques autoritaires de l’ancien régime. Dans le souci d’écraser la rébellion séparatiste dans la région du Tigré, outre l’intervention militaire, les membres tigréens de l’appareil bureaucratique et militaire ont été évincés sans communiqués préalables. 

Le conflit ouvert avec le FLPT est la conséquence ultime des tensions liées à l’exercice du pouvoir au sein de la coalition, mais aussi de l’incapacité politique du régime de renouer avec des partis d’oppositions pour trouver une alternative politique au Tigré. À ce stade, il y a peu d’alternatives possibles pour Abiy Ahmed, le retour à un autoritarisme renforcé semble quasi inévitable au vu de la situation sécuritaire. L’ouverture à laquelle a procédé le nouveau régime a déclenché des forces politiques difficilement contrôlables, poussant la transition démocratique éthiopienne à emprunter des chemins incertains.

 

Rédigé par Santiago HAFFNER

Sources :

 

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