Le BABA, un marché-cantine de chefs migrants

 

Par Léonard Colomba-Petteng.

Un récent article des Inrocks nous “apprenait” que certaines populations immigrées sont plus diplômées que la population française en général. Qui pouvait sérieusement croire que les personnes en mouvement, immigrées ou candidates à l’immigration, n’emportent avec elles aucunes compétences ? Valoriser les savoir-faire, faciliter la socialisation…voilà les immenses défis auxquels s’attaquent de jeunes étudiants. Après avoir étudié pendant deux ans au sein du programme Europe-Afrique de Sciences Po Paris, Lou Blanco s’est envolée pour l’Afrique du Sud en 2015. L’idée de fonder une cantine tenue par des chefs migrants et des réfugiés lui est venue à Cape Town. Aujourd’hui étudiante en deuxième année de master de politiques économiques, Lou a accepté de nous donner quelques explications sur ce projet d’entrepreneuriat social, qui acquiert peu à peu une visibilité médiatique.

Comment l’idée du Baba vous est-elle venue ?

Lou Blanco : Au départ, c’est une coincidence. J’ai suivi depuis l’Afrique du Sud les attentats de Paris en 2015. Avec Mathilde Prilleux, nous avons vu de loin la crise des migrants, la montée des tensions, le rejet des réfugiés. Tout cela nous a un peu énervé. En parallèle on a découvert les food-markets sud-africains, qui sont des lieux très conviviaux. Ce sont des grandes halles aménagées pour accueillir des stands où l’on vous propose des plats cuisinés sur place. Les gens viennent, achètent leurs plats, et se posent à des grandes tables où tout le monde mange ensemble. On s’est rendu compte que c’étaient les seuls lieux ou les sud-africains se mélangeaient, peu importe leur couleur de peau, dans un pays qui reste très ségrégé. Une ambiance assez sympa se dégageait de ces lieux. Avec Mathilde on s’est dit que si les food-markets permettent réunir les gens dans un pays aussi divisé que l’Afrique du Sud, il n’y a pas de raison que cela ne fonctionne pas en France. L’idée est née de là. On voulait vraiment recréer ce qu’on a vécu en Afrique du Sud, en l’adaptant au contexte français. Il s’agissait donc de “mettre aux fourneaux” des réfugiés qui pourraient proposer des plats traditionnels de leurs pays d’origine, et de nous servir de cette occasion pour créer des rencontres, des échanges, et faire en sorte que les Français accèdent aux cultures de l’immigration, qu’ils les comprennent et les connaissent un peu mieux. Nous sommes convaincues que les gens rejettent les réfugiés avant tout parce qu’ils connaissent très peu l’étranger. On a peur de ce qu’on ne connait pas. En cela, la Baba nous paraît être une bonne idée.

Pourquoi avoir appelé ce projet le « Baba » ?

Lou Blanco : C’est une question que j’adore ! Il n’y a aucune raison en fait… Au début on cherchait un nom qui permettrait de traduire tous les aspects du projet : les cultures du monde, l’étranger, l’inconnu, la découverte, la rencontre. On ne trouvait pas du tout de nom qui traduise tout ça. On s’est dit que si on ne trouvait pas de nom qui veut tout dire, il nous fallait trouver un nom qui ne veut rien dire. Du coup ça m’est venu pendant une insomnie, complètement par hasard. C’était temporaire à la base…et puis en fait ça plait bien, c’est assez marrant ! Donc on a décidé de le garder. Ce qui est assez cool c’est que “Baba” veut dire plein de choses, dans plein de langues différentes.Pour certains, cela fait penser à “B.A-BA”, pour d’autres au “Baba-au-rhum”, le terme veut dire “Papa” en arabe. Les gens comprennent ce qu’ils veulent.

Comment fonctionnera le Baba ?

Lou Blanco : Pour le food market c’est assez compliqué On s’est très vite rendu compte qu’on ne pourrait pas trouver de lieu à Paris qui nous permette de reproduire fidèlement ce qu’on a connu en Afrique du Sud. Les halles parisiennes ne sont pas tellement disponibles, elles sont très chères quand elles le sont, et pas vraiment adaptées à notre projet.

Ce que nous voulons faire c’est mettre en place des stands de marché qui prendront une forme particulière. On veut que ce soit des carrés qui permettent au chefs de cuisiner au milieu, et aux clients de s’attabler autour. Nous serons sur la place publique, dans la rue pour que les passants puissent nous découvrir comme ça.

En parallèle on développe des activités d’accompagnement vers l’emploi. Faire de l’événementiel c’est bien mais si on veut avoir un impact, vraiment, pour les bénéficiaires il fallait qu’on travaille sur l’insertion. On est en train de développer un parcours d’accompagnement social, on a des partenariats avec des entreprises clientes pour envoyer les bénéficiaires en intérim dans des grosses entreprises de restauration. On va essayer de donner accès à des formations certifiantes qui permettront d’augmenter les compétences des réfugiés avec lesquels nous travaillons.

Tout cela n’est pas encore bien défini mais l’idée est de créer une société commerciale classique, et d’obtenir le label “d’entreprise de travail temporaire d’insertion”. Finalement cela fonctionnera comme une agence d’intérim, avec la valeur ajoutée de l’accompagnement social. Enfin, nous menons des activités événementielles diverses qui passent par les food-market, des dîners chez les gens, la gestion de cuisines d’entreprises.

Comment êtes vous entrées en contact avec les cuisiniers ?

Lou Blanco : Cela a été notre première étape. On est rentrées en contact très vite avec l’association Aurore, et on a eu la chance de tomber sur un travailleur social absolument génial et très ouvert à notre projet. L’association Aurore fait plein de choses, et ils gèrent notamment des centres d’hébergements pour migrants. On a commencé à travailler au centre de la rue du Loiret, à côté de la Bibliothèque Nationale de France, qui a maintenant fermé. Du coup on vient de signer un partenariat officiel avec Aurore, qui va nous permettre l’accès à tous leurs centres d’hébergement et on recrute nos cuisiniers là bas. On fonctionne principalement par le bouche à oreille via les travailleurs sociaux de ces centres d’hébergement. Ils font les premiers travaux de repérage des profils pour nous et ensuite ils nous mettent en contact. Du coup, le partenariat nous permet d’avoir accès à tous les centres et d’officialiser un peu notre engagement social.

Qu’est-ce que ce projet a apporté concernant votre regard sur les « migrants » ?

Lou Blanco : En passant du temps dans ces centres d’hébergement on a découvert ce que c’est que d’être migrant aujourd’hui en France. Au delà de l’aspect “misère financière” le principal problème est celui de la socialisation. On constate que les migrants sont littéralement parqués dans des centres. Ils n’ont rien à faire, à voir, ils tournent en rond. On s’est rendu compte de l’impact que cela peut avoir sur une vie. Ce n’est pas juste une question d’argent, c’est aussi une question de lien social… Et c’est ce qu’on essaie de traiter parce que c’est la source du manque d’accès à l’emploi, du manque de maîtrise de la langue. C’est à cela qu’on s’attaque.

A quelles difficultés avez-vous dû faire face ?

Lou Blanco : Il y en a eu plein. La première c’est de trouver un lieu à Paris, parce qu’à la base on voulait vraiment trouver notre halle et ce n’était pas possible. Il y a des problèmes de choix de statut juridique. Nous avons eu du mal à avoir accès à des conseils juridiques. Il est impossible de travailler avec des gens qui n’ont pas le statut de réfugié car on pourrait être accusées d’organiser un “travail dissimulé”. Ce n’est pas évident non plus de comprendre le parcours juridique d’un réfugié. Chaque cas est particulier. Ensuite, il y a eu la question de la levée des fonds. Il nous faudra bientôt 100 000 euros de fonds d’amorçage. On a eu la chance d’être accompagnées par une association qui s’appelle Enactus, qui est un réseau mondial implanté dans les universités, et qui accompagne les étudiants souhaitant se lancer dans des projets d’entrepreneuriat social. Ils ont été très utiles pour nous. A la base on comprenait à peu près rien du tout à l’entreprenariat social. Leur appui nous a beaucoup aidé.

Il y a eu une grosse période de réflexion sur l’entrepreneuriat social, sur la formalisation du projet. On a fait ce travail de réflexion avec Enactus. Cela a pris six mois à peu près. Après on est passées dans une phase d’expérimentation du projet à partir de mars 2017. On a organisé sept événements de prototypage. Cela prenait la forme de participation à des festivals, d’organisation de dîners plus classiques dans des restaurants, ou de services traiteurs. L’idée était de se faire un peu la main, de nous planter, d’apprendre de nos erreurs, de comprendre les tenants et les aboutissant de ce que signifie travailler avec des réfugiés.

On est globalement encore dedans parce qu’on dit oui à certains évènements qu’on nous propose. On est plutôt dans une phase de structuration, de consolidation, on réfléchit, on se plonge dans la réalité de la création d’une entreprise en France : on se familiarise avec les problématiques juridiques, financières. L’idée est de concrétiser tout ça, de changer d’échelle, de lancer une activité avec un impact vraiment pertinent.

Quelle en a été la réception jusqu’ici ?

Lou Blanco : Globalement, la réception a été très positive. Plein de gens nous disent : “c’est génial, il faut y arriver !”. Nous n’avons pas été encore confrontées à des discours intolérants ou de questions comme “pourquoi vous accompagnez des réfugiés plutôt que des Français vers l’emploi ?”. Je pense que ça ne va pas tarder donc on s’y prépare. Mais pour l’instant la réception est globalement très positive.

Comment imaginez-vous l’avenir du Baba ? Votre avenir ?

Lou Blanco : Ahah, c’est une grande question ! Pour ma part, je finis mes études dans six mois donc je commence à me poser de grandes questions : je vais perdre mon statut d’étudiante. Que vais-je faire de ma vie ? Je dois commencer à gagner de l’argent, subvenir à mes besoins. Je crois que c’est plutôt clair : je ne suis pas faite pour travailler dans une boîte “classique” avec un parcours “classique”. Je ne me suis jamais autant éclatée qu’en montant ce projet. Pour la première fois de ma vie, je sais pour quoi et pour qui je me réveille tous les matins. J’ai vraiment l’impression d’être utile. C’est un sentiment incroyable. J’ai acquis la fibre entrepreneuriale, je crois. C’est vraiment ce que j’ai envie de faire de ma vie.

Donc l’idée c’est de monter la boîte d’ici septembre, histoire de travailler à temps plein sur le Baba à partir de l’obtention de mon diplôme. J’espère qu’on pourra organiser la première saison du food-market cet été. A partir de là, les activités événementielles seront un peu plus régulières. On espère commencer les activités d’accompagnement vers l’emploi et d’intérim en septembre. Cela concorde pas mal entre mon parcours personnel et le développement des activités du Baba. Pour ce qui est de l’avenir du Baba, mon rêve c’est de créer un food-market pérenne de manière régulière, qui s’implante dans la vie culturelle et événementielle parisienne ! Je voudrais qu’on crée la première entreprise d’insertion spécialisée dans l’accompagnement des réfugiés. On commence par l’accompagnement vers l’emploi dans le secteur de la restauration. L’idée est de s’étendre, à terme, à d’autres secteurs . Voilà pour le fantasme, ensuite on verra ce que donnera la réalité…mais en tout cas j’y crois !

Les autres membres de l’équipe :

Mathilde Prilleux (Sciences Po) : Co-fondatrice

Marie Gadiaga (SciencesPo) : Responsable juridique
Kassandra Greco (Dauphine) : Chargée du recrutement et de l’accompagnement des bénéficiaires
Nils Clement (ESSEC) : Business developer
Chloé Legoff (Sorbonne) : Responsable communication
Hortense Lecuyot (SciencesPo) : Chargée de projet
Laurent Goulenok (UPEC) : Conseiller en événementiel/restauration

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