Par Ayrton Aubry.
Dans le rayon “biographie” des librairies françaises, force est de constater que les personnalités africaines sont aujourd’hui peu représentées. Si l’on trouve quelques figures emblématiques contemporaines comme Nelson Mandela, Wangari Maathai (parfois), et éventuellement Sankara ou Lumumba, le visiteur a plus de choix parmi les conquérants ou explorateurs occidentaux racontant leur “aventure” africaine (les “années africaines” de Churchill, les écrits de Lyautey, etc.)! Au-delà du XXème siècle, les biographies de personnalités africaines sont quasi absentes des rayons des librairies. Dans ce contexte, l’ouvrage de L. M. Heywood, traduit de l’anglais aux éditions La Découverte, apporte une bouffée d’air d’autant plus frais dans cette rentrée littéraire. Professeur d’histoire de l’Afrique et de la diaspora à l’université de Boston, Heywood est spécialiste de l’histoire de l’Angola et de l’Afrique centrale. Njinga, Histoire d’une reine guerrière (1582-1663) raconte la vie de la reine considérée comme la plus puissante de son temps en Afrique par ses contemporains (opposants comme alliés), marquée par la conquête, la fuite, le gouvernement et la foi, dans une période mouvementée de l’histoire de l’Afrique centrale.
Les premiers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à des informations denses sur le contexte politique, social et économique qui précède la naissance de Njinga. Les grands traits de l’Angola précolonial sont tirés, et l’origine du royaume Ndongo présentée (car elle aura des conséquences sur la légitimité de Njinga à revendiquer le trône). Ces passages sont marqués par quelques anecdotes (“Angola” vient de “ngola”, qui est le titre des rois du Ndongo, etc.). Pour qui s’intéresse à l’histoire des empires précoloniaux en Afrique, ou à l’histoire mondiale en générale, ces développements sont passionnants.
L’ouvrage de Heywood apporte un éclairage nouveau sur les modalités de la conquête portugaise de l’actuel Angola, et notamment sur le rôle des missionnaires. Les conversions au christianisme, sur lesquelles jouent les militaires portugais (par un système de récompenses) expliquent une partie des changements d’allégeance des princes du Ndongo. Certains passages rappellent tristement l’exemple de Chinua Achebe dans Tout s’effondre. Les colons portugais font également preuve d’une forte autonomie face à la couronne, et décident de continuer la guerre contre Mbande a Ngola, le père de Njinga contre l’avis de la monarchie portugaise, et malgré les initiatives diplomatiques de ce dernier, alors que le roi du Portugal espérait convertir le roi du Ndongo au christianisme.
L’histoire personnelle de Njinga n’apparaît que plus tardivement dans le livre, une fois seulement que toutes les pièces de l’échiquier sont en place. Heywood passe (trop) rapidement sur ses années d’enfance, et sur les événements qui auraient pu l’influencer dans ses prises de décision futures. Le récit de Njinga commence lors de son envoi à Luanda par son frère Ngola Mbande, en 1622, dans une mission diplomatique. A cette occasion, elle refuse l’humiliation symbolique des Portugais en ne se posant pas sur le sol lors de la discussion. A partir de cet épisode, l’histoire de Njinga est immensément riche, car la reine vit dans les premières années de son règne l’exil et la fuite face aux Portugais, puis la reconquête, alternant négociations, mensonges et trahisons, dans un “jeu d’équilibriste”, qui marquera la deuxième partie de sa vie. Le coeur du livre est consacré à cette période, avec l’apaisement des dernières années de Njinga, qui administre son royaume et réfléchit profondément à la spiritualité qu’elle doit adopter.
Le changement de perspective se révèle extrêmement intéressant dans ce qui concerne la manière dont l’Histoire est racontée : des enjeux propres au royaume Ndongo apparaissent, dans lesquels les Portugais ou les Espagnols ne sont que des « outils » exogènes. Cet effet est notamment visible dans les premières années du règne de Njinga, lorsqu’elle doit lutter contre Ngola Hari pour le trône. Les deux prétendants cherchent à tirer successivement bénéfice de la présence des Portugais sur la côte, ils ne sont pas passifs face à l’action des Européens dans la région. Un autre exemple est le traitement des Hollandais par l’auteur. Ces derniers sont présentés comme un acteur supplémentaire du conflit, intégré dans la stratégie globale de Njinga pour sa reconquête du royaume. Contrairement à l’Histoire racontée jusqu’à aujourd’hui, de ce point de vue ce ne sont pas les Portugais qui jouent sur les divisions locales pour prendre le pouvoir, mais bien les partis locaux qui font appel ou non au soutien des Européens dans leurs luttes politiques locales. Bien sûr la réalité se trouve entre les deux extrêmes, mais cet ouvrage rend beaucoup plus concrètes les dynamiques locales à l’heure de la conquête européenne.
Une des faiblesses du livre qui, dans un sens, fait aussi sa force, est le fruit malheureux des conditions de production scientifique sur l’Afrique subsaharienne. Les faibles données connues de l’histoire de l’Afrique subsaharienne, au moins dans le grand public, font que les travaux qui lui sont consacrés s’étendent longuement sur des éléments de contexte. Par rapport à une biographie d’Elisabeth Ière, de Napoléon, ou de Lafayette, l’ouvrage de Linda Heywood consacre de longues pages à l’évolution du contexte politique et des relations entre le Portugal et le royaume du Ndongo. Cela se fait au détriment de détails sur la psychologie de la reine Njinga, ou ses références, ses inspirations, etc. Jusqu’au dernier chapitre, le lecteur a ainsi le sentiment que le destin du Ndongo se confond avec celui de la reine Njinga. Très souvent les considérations politiques ou stratégiques l’emportent sur la description de la personnalité de Njinga, jusqu’à ce que cette dernière impose une paix au Portugal, et se consacre à la gestion de son royaume. C’est d’autant plus malheureux que la reine a su faire face à des défis incroyables, et naviguer entre de multiples croyances (« un exercice d’équilibriste », selon Linda Heywood) tout le long de sa vie.
En arrivant au dernier chapitre, le lecteur reste bouche bée par la vision politique de la reine Njinga à la fin de sa vie. Une fois ses conquêtes terminées, la paix avec les Portugais négociée, et les frontières de son royaume stabilisées, Njinga se consacre en effet avec ardeur à la conversion de l’ensemble de son royaume au christianisme. On comprend alors petit à petit que cette conversion massive vise à assurer la pérennité de son royaume après sa mort, face aux Portugais. En effet, dès les dernières années de sa vie, les Européens attaquent régulièrement les terres voisines du Matamba. Njinga cherche donc à faire reconnaître son royaume par le pape, avec qui elle échange plusieurs lettres, pour pouvoir l’inscrire comme l’égal des puissances européennes. Même si cette stratégie échoue finalement, la capacité avec laquelle Njinga a su comprendre et s’approprier les raisonnements propres à l’Europe de l’époque moderne est à couper le souffle.
Au final, l’ouvrage d’Heywood, en apportant plus de nuance au personnage de Njinga, vient contrebalancer les récits occidentaux tels qu’ils la traitent depuis sa mort. Il s’inscrit dans la continuation du travail de l’UNESCO sur la reconnaissance de l’histoire des femmes du continent. Il faut noter que le travail de l’auteure ne s’arrête pas là, car Heywood continue en ce moment son travail sur Njinga, et notamment les réflexions entamées dans la dernière partie de son ouvrage, sur l’héritage de la reine du Ndongo dans les diasporas africaines, notamment au Brésil.