“L’éternel féminin” et “l’âme noire” : construction historique et politique des représentations

Par Ysé Auque-Pallez

A priori ces deux images n’ont rien à voir : d’un côté, la couverture d’Argosy, généralement considéré comme le premier pulp magazine (ou journal d’information populaire) aux Etats-Unis nous montre une figure à moitié homme et singe se battant contre un homme blanc ; de l’autre, Admiral choisit de représenter une femme dite « fatale » pour faire vendre son poste de télévision. Néanmoins, ces deux catégories, les Noirs et les femmes, ont en fait beaucoup en commun : ils sont l’objet, de désir comme de répulsion, des imaginaires construits par l’homme blanc.

En 1863, Carl Vogt, naturaliste et médecin suisse d’origine allemande, écrit que « l’enfant, la femme et les blancs séniles » ont l’intellect et la nature du « nègre adulte ». En effet, un certain nombre de travaux ont montré que le stéréotype de l’infériorité intellectuelle est partagé par les Noirs et les femmes, considérés comme les “autres” par opposition aux hommes blancs qui seraient en haut de l’échelle. Comment ces stéréotypes ont-ils été construits?

Sexe et race : des catégories sociales au coeur des rapports de pouvoir

Selon Elsa Dorlin, sexe et race sont des catégories conceptuellement similaires dans la mesure où elles combinent trois définitions interdépendantes et liées dans leur essence. Elles sont à la fois des « vieilles » catégories idéologiques (qui relèveraient d’une présupposée « nature »), de « nouvelles » catégories d’analyse critique (en tant que notion pour rendre compte d’expériences sociales, c’est-à-dire du racisme et du sexisme) et des catégories politiques (catégories d’identification de soi et de l’autre).

Dès lors, le sexe et la race sont des catégories socialement construites qui relèvent des rapports de pouvoir entre dominants et dominés. Selon Réjane Sénac, ce sont des processus de justifications de « l’éternel féminin » jusqu’à « l’âme noire » ayant pour conséquence la conceptualisation d’une égalité justifiée par une utilité sociale et économique : les femmes et les racisé.e.s en général, les Noirs en particulier, sont placés dans une situation bancale où ils doivent performer leurs différences, c’est-à-dire prouver leur rentabilité pour la société française.

S’il n’existe ni de « nature noire », ni de « nature féminine », on peut parler de « condition noire » et de « condition féminine » dans la mesure où, en raison de leur apparence comme Noir ou comme femme (et non pas à cause de caractéristiques essentielles), les individus d’un même groupe partagent des inégalités, des expériences de stigmatisation et de discriminations communes.

L’infériorité intellectuelle des femmes : l’autre au coeur du contrat social français

Selon Costes, Houadec & Lizan, les stéréotypes de genre sont des « signaux qui associent des traits de caractère, des compétences, des attitudes à un sexe plutôt qu’à un autre et qui forgent notre vision de la place et du rôle des hommes et des femmes dans cette société ». Ces stéréotypes décrivent les fonctions masculines comme relevant de l’autorité et du pouvoir (du monde de la culture et de la politique) tandis que les filles sont attribuées des fonctions de care, les inclinant à s’occuper des enfants et de leur foyer (du monde de la nature et du privé).

Dès lors, à travers ces stéréotypes, on transmettrait l’idée selon laquelle les filles sont douées pour la compréhension des autres mais pas pour la compréhension du monde, contrairement aux garçons. La domination masculine et la hiérarchie hommes/femmes étant universelles, toute société humaine a pour trait organisateur principal la hiérarchie des sexes en leur attribuant des caractères et fonctions différentes naturelles et donc irrémédiables, séparant les sexes en un « sexe fort » et un « sexe faible » .

Le stéréotype de l’infériorité intellectuelle des femmes était un fait tenu pour acquis pour la plupart des scientifiques du XIXème siècle. Le cerveau des femmes serait « analogue à celui des animaux » pour les anthropologues de l’époque de Darwin, plus proche des émotions, du sensible et dénuées de rationalité. Cela serait dû, selon Darwin, à la sélection sexuelle, qui aurait fait que les hommes auraient dû prouver leur supériorité physique et intellectuelle dans l’attraction sexuelle.

L’infériorité intellectuelle des Noirs : une construction coloniale

Ce qui est très marquant dans l’histoire des stéréotypes sur les Noirs, c’est leur prégnance à travers les siècles, même si les formes qu’ils prennent sont diverses, s’appuyant sur des images modèles tels que le tirailleur et le sauvageon et/ou sur des répertoires racistes différents (racisme biologique, racisme culturel).

Pendant la période de l’esclavage (XVIème-XIXème siècle), si le contact des Européens avec les Noirs originaires d’Afrique est très limité, le regard occidental était néanmoins teinté de préjugés et de stéréotypes qui trouvent leur source dans les discours religieux, scientifique et intellectuel de l’époque. Selon Delacampagne et Sala-Molins, même si, dans le texte religieux, rien n’indique la couleur de Cham, la tradition catholique considère la « race » noire comme descendante de Cham, maudit et condamné par Noé à devenir esclave. Le noir, pour les Européens, est le symbole du mal, de la dépravation humaine et de l’ignorance (considéré comme un mécréant areligieux).

Ces associations semblent demeurer encore aujourd’hui dans les imaginaires comme le montre William B. Cohen (1980) qui interroge les Français sur leur regard sur les Africains : « Un Africain évoque quelque chose de très sombre qui ne m’attire pas du tout… (…) Beaucoup trop primitif pour que ça m’attire. Scènes de cannibalisme. Je pense que tout ça vient d’une éducation enfantine : les images que j’ai dû voir sur les premiers livres de géographie… (…) Un Noir me fait peur, c’est physique ».

Puis, au XIXème siècle, le racisme biologique conquit les esprits (y compris celui de Chateaubriand)  et réutilise les stéréotypes concernant les Noirs, comparant l’Afrique à l’Europe du Moyen-âge ou assimilant les Africains à des enfants, voire des animaux. Le développement de la phrénologie « prouve » l’infériorité intellectuelle des Noirs de par la nature de leur caractères biologiques (Saint-Simon, 1807), les Noirs ayant supposément une taille de la tête et un volume de cerveau plus petits que les Européens (Gall & Spurzheim, 1810; Edwards, 1829; Taine, 1904).

L’image du Noir comme sauvage se répand au travers l’organisation d’expositions coloniales de 1877 jusque dans les années 1930 alors que la France est considérée comme un pays nécrophile, permettant une certaine ascension sociale (voir le cas de Joséphine Baker par exemple). De l’indigène, le Noir représente désormais l’immigré pauvre ou réfugié, renforcée par les manuels scolaires qui consacrent une sous-représentation des Noirs ou assignés passivement à la pauvreté, la maladie, l’esclavage, la ségrégation raciale alors qu’ils pourraient être représentés en tant qu’acteurs de l’histoire ou du développement, inscris dans la modernité. Pour reprendre les mots de Granvaux, « A quand la photo d’un cybercafé en plein milieu d’un quartier populaire à Tunis ou à Bamako ou d’un agriculteur africain consultant les cours des matières premières sur son ordinateur ? »

Ces représentations n’appartiennent pas au passé. Elles ont des effets directs dans la vie quotidienne des femmes et de ceux qu’on appelle « Noirs ». Comment ces représentations ont-elles un impact crucial sur les inégalités à l’école? C’est ce qu’on verra dans un prochain article.

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