Point de vue : Peut-on concevoir une “éthique” du Jihad ?

Par Thomas Fraise.

C’est une question que l’on s’est tous posés devant la violence qui frappe sans discontinuer, que l’on a pris l’habitude de nommer terroriste : comment en arrive-t-on à commettre de tels actes ? Cette question, il est légitime de la soulever, puisque l’on parvient rarement à comprendre pourquoi des êtres humains en viennent à se comporter de manière criminelle ou violente.

Peut-être qu’une partie de la réponse transparait lorsque l’on aborde cette question par le biais de l’éthique de la guerre. En 1954, Reinold Niehbur estimait que la question de la moralité était, au fond, essentielle pour comprendre les relations internationales :« parce qu’ils [les hommes] ne peuvent pas suivre leurs intérêts sans prétendre le faire conformément à un système de valeurs ». Chaque être humain agirait, dans sa vie de tous les jours, selon les principes d’une éthique, personnelle ou plus universelle, qui guiderait ses actions en définissant à la fois ses intérêts et le registre du possible pour atteindre cet intérêt. L’affirmation peut surprendre, surtout si l’on s’intéresse aux actes que le sens commun nous permet de définir comme étant mauvais : la violence, le crime, la guerre…

Pourquoi est-ce que je raconte ça ? Parce que cela me semble une introduction essentielle pour saisir l’importance de ce que l’on appelle une éthique militaire pour saisir les actions d’acteurs estampillés du sigle de l’irrationalité, les combattants dit « jihadistes ». Deux groupes, ici, en l’occurrence, qui sévissent en Afrique, ou bien directement, ou par le biais de leurs franchises : al-Qaïda et Boko Haram. Ces noms de sinistre mémoire renvoient à ce que l’on nomme communément des groupes jihadistes. Qu’est-ce qu’un groupe jihadiste ? Difficile à dire. Dans notre cas, et au risque de bien trop simplifier la notion théologique de jihad, la définition la plus simple serait sans doute celle de dire qu’il s’agit d’un groupe qui se revendique d’une interprétation radicale, conservatrice et violente de la religion musulmane, souvent nommée « salafisme-jihadisme ». Le salafisme-jihadisme lui-même n’est pas facile à définir, comme le reconnaît Shiraz Maher dans l’excellent Salafi-jihadism, the history of an idea. Pour Alexander Thurston, c’est simplement « la combinaison de la théologie salafi avec l’idéologie jihadiste, une hybridation qui s’est solidifiée dans les années 1990 ». De fait, c’est effectivement dans les années 1990 que le terme est lui-même apparu, d’abord sous la plume de Gilles Kepel, avant d’être revendiqué lui-même par les jihadistes. Boko Haram et al-Qaïda s’en revendiquent en tout cas tout deux. Comment ces acteurs ont-ils pu développer une forme d’éthique du jihad ? Cette éthique est basée à la fois sur les considérations stratégiques locales, sur l’interprétation des textes religieux et sur l’invocation d’événements historiques à même de donner à leur cause la grandeur morale qu’ils veulent lui assigner.

Boko Haram n’a jamais prêté allégeance auprès d’al-Qaïda. Il s’est au contraire plutôt rapproché de l’Etat Islamique, avec lequel al-Qaïda est en opposition depuis la proclamation du califat et le dénigrement d’al-Zawahiri par al-Baghdadi. On peut cependant trouver une similitude entre eux : aucun de leurs fondateurs ne peut être considéré comme un grand théologien. Ni Ben Laden, diplômé en management, ni Zawahiri, médecin, ni Mohammed Yusuf, fondateur de Boko Haram, dont la capacité d’interprétation des textes sacrés est limitée. Cela n’empêche pas l’un ou l’autre de présenter son combat comme inscrit dans la tradition du jihad, et même, pour Ben Laden, de le définir comme étant « profondément moral ». En particulier, il s’appuie sur sa cause qui serait juste (un djihad défensif, contre l’envahisseur occidental qui vient corrompre et combattre l’islam véritable en s’en prenant à l’oumma), son autorité qui serait légitime, et pour défendre ses actions contre les civils, une conception extensive du principe de discrimination. Cette affirmation d’une guerre juste est moins présente chez Boko Haram, dont la plupart des textes n’ont pas encore été très étudiés. En revanche, il est possible de trouver la même logique de justification.

Yusuf, lui aussi, considérait que le jihad s’inscrivait dans une logique défensive. Défense contre quoi ? C’est cette fois plus flou. Dans ses prêches, il accuse autant les acteurs politiques locaux, coupables de corruption, qu’Israël pour son attitude à l’égard de Gaza ou l’Occident de manière générale, pour son impiété. D’ailleurs, le nom donné au groupe, Boko Haram, peut être traduit « L’éducation occidentale est un interdit religieux ». Si l’Occident figure en bonne place sur la liste des coupables, Boko Haram est en fait plus proche de Daesh dans la définition de l’ennemi : l’ennemi, ce sont les dirigeants politiques locaux, qui oppressent directement les fidèles et la population de manière générale et doivent à ce titre être combattu. Pour ce qui est de l’autorité légitime, la justification est différente. Yusuf présente le jihad comme une obligation, tout comme Ibrahim aurait été obligé par Dieu à tuer son fils : « C’est pour ça qu’il faut faire ce que Dieu a dit de faire. Si on suit Sa volonté, il va nous protéger. Quand Dieu te demande de faire, toi tu hésites ? Tu tâtonnes ? C’est ce que les juifs on fait. ». Quand Yusuf prêche, Boko Haram n’est pas encore un groupe armé. C’est sa mort qui va pousser le mouvement à se « radicaliser », avec la reprise par Abubakar Shekau de l’héritage de Yusuf. A ce moment-là, la mort, particulièrement violente de Yusuf, constitue une raison de plus de délégitimer à la fois l’autorité de l’Etat. S’adressant en 2012 à Goodluck Jonathan, il proclame : « Jonathan, sache que ceci est plus fort que toi. Ce n’est pas notre travail mais celui de Dieu, c’est plus fort que toi. Tout ce que tu fais, c’est comme si tu ne faisais rien car Dieu, avant même de créer le monde, savait déjà tout ce qui allait se produire. C’est donc plus fort que toi et ça ne vient pas de nous. ». L’autorité légitime ne réside pas cette fois dans la personne du leader mais dans le message divin qu’il se contente de suivre. Une interprétation qui est plus proche de l’approche de l’Etat Islamique.

Cette proximité avec l’EI n’est pas que fictive, et a fait partie des raisons du clivage entre AQ et l’EI. Pour faire bref, même al-Qaïda trouvait Boko Haram trop extrême. C’est dire. De son côté, en 2012, Shekau déclarait lui « Tout le monde est au courant du sujet de discorde entre nous et ceux qui nous combattent. Nous combattons aussi ceux qui se font passer pour nous et à qui on nous associe pour nous combattre. Les autres personnes, nous ne les touchons pas. ». Cependant, cette catégorie « d’autres personnes » se réduit comme peau de chagrin. En 2014, il déclare « Je vous jure, au nom tout-puissant de Dieu, toi, Kato da Gora, que tu te caches, que tu t’enturbannes, que tu changes d’apparence, que tu portes une tenue de militaire ou une tenue de policier, que tu travailles pour le Shehu Borno, que tu travailles pour les dignitaires de Maiduguri, de Yobe, de l’Adamawa ou de tout le Nigeria, soyez tout ce que vous pensez pouvoir être ou devenir, mais sachez officiellement que je m’engage à vous combattre… Ne choisissez pas d’épargner les vieillards, les femmes, les fous ou les faux convertis, tous ceux qui font affront à Dieu, finissez-en avec eux. Refuser de pratiquer la religion, c’est faire affront à Dieu ».

Et pourtant, les deux groupes se revendiquent de la même doctrine. Cela ne laisse finalement à celle-ci que bien peu de pouvoir explicatif. Chacun mènerait son jihad, en confrontant l’interprétation textuelle avec des logiques politiques et stratégiques locales. C’est cette capacité d’interprétation et de justification qui peut engendrer la violence, en faisant rentrer l’inacceptable dans un cadre moral où la violence prend un sens cohérent et acceptable. Au niveau du projet doctrinal, on retrouve la logique générale du jihad comme « projet éthique » selon Faisal Devji. Le jihad n’est pas lancé par Ben Laden ou Yussuf par irrationalité (ou peut-être pire par rationalité économique) mais par la volonté de fonder un monde nouveau et meilleur, pour lutter contre une oppression, contre la corruption en Irak, au Nigeria, contre une invasion américaine, contre une pauvreté endémique… Et pour soutenir ce projet, se développe une doctrine visant à faire rentrer les actes de violence dans un cadre moral permettant de les justifier, de faire rentrer l’action dans un système de valeurs, si bancal soit-il. On répète souvent que l’enfer est pavé des meilleures intentions. Et si c’était vrai ?

 

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