Rafiki, un parcours du combattant

 

Par Zafitiana Cissy

Depuis plusieurs mois, le film Rafiki secoue la société kenyane. Il impressionne tant par l’histoire de ses deux héroïnes à l’écran Kena et Ziki, jouées respectivement par Samantha Mugatsia et Sheila Munyiva, que par le parcours qui n’est pas de tout repos de sa réalisatrice Wanuri Kahiu. En avril de cette année, le KFCB (The Kenyan Film Classification Board) l’instance d’État instaurée afin “de réguler la création, la diffusion, la possession et l’exposition de films et de retransmettre des contenus qui promeuvent les valeurs nationales” par le biais de son président Ezekiel Mutua, a décidé de bannir le film Rafiki. Selon lui, il serait une façon de “légitimer le lesbianisme” car il montre à l’écran deux jeunes femmes qui tombent amoureuses l’une de l’autre et vivent une histoire d’amour discrète dans une société kenyane conservatrice. Rafiki, qui signifie “amie” en Kiswahili ne s’est donc pas attiré que des partisans.

Le film est une adaptation d’un livre de l’auteure Monica Arac de Nyeko (Jambula Tree sorti en juin 2008) qui lui, n’a pas été censuré dans le pays. Et en mai 2018, le Festival de Cannes invite l’équipe du film à présenter Rafiki dans la sélection Un certain regard, faisant de celui-ci le premier film kenyan au mythique festival français de cinéma.

De nombreux médias kenyans ont tenu à pointer du doigt la décision tout à fait arbitraire d’Ezekiel Mutua et son inconstance, car ceux-ci estiment qu’il est contraire à la Constitution d’interdire aux artistes d’exercer leur droit à la liberté d’expression et surtout de censurer sous des motifs religieux. Le Kenya s’est aussi engagé à reconnaître le droits des personnes LGBTQI comme étant des droits de l’Homme, même si le président kenyan Uhuru Kenyatta a déclaré en avril 2018 que les droits des minorités sexuelles ne constituaient pas “un problème majeur dans la société kenyane”.

Pour la presse kenyane, cette censure est d’autant plus frustrante et étonnante que quelques semaines avant qu’il ne soit soumis au KFCB pour examen, son président en avait fait l’éloge à la radio. Des commentaires dithyrambiques soulignaient l’apport bénéfique du film pour la culture kenyane. Il disait notamment : “nous voulons que ce film soit notre film” et qu’il fallait célébrer “Wanuri et son équipe”, en estimant que “Rafiki est un reflet de notre société” et qui montre “la réalité de notre époque et des défis auxquels nos enfants font face, spécialement sur la sexualité, ces choses qu’on cache en prétendant qu’elles n’existent pas”. Cependant, quelque temps avant de censurer complètement Rafiki, il exige de sa réalisatrice que celle ci change la fin, en refilmant des scènes car, selon lui les personnages ne montrent pas assez de “remords”. Wanuri Kahiu refuse car son but était de faire un “film joyeux et qui se termine joyeusement”. On comprend d’autant plus son refus que ses personnages sont malmenés tout au long du film, d’abord par des remarques homophobes, puis par l’agression très violente d’une foule en colère, galvanisée par les commères de la ville. La pointe d’espoir et d’amour à la fin du film est donc salutaire tant pour le public que sa réalisatrice.

Et il semblerait que sa détermination et sa ténacité aient payé, puisque le KFCB, contraint par une décision de justice, a dû lever temporairement la censure pour que Rafiki soit éligible dans la catégorie du Meilleur film étranger aux Oscars. Le public kenyan a donc pu découvrir pour la première fois l’objet qui cristallise toutes les crispations et polémiques. Du 23 au 29 septembre, une semaine durant donc, les salles de cinéma ont été prises d’assaut, non seulement par des militants LGBTQI kenyan, mais le public cinéphile lambda. Cela montre que quand on laisse le choix aux personnes, celles-ci sont tout à fait capables de savoir ce qu’elles veulent voir dans l’espace culturel public et force est de constater que ces projections n’ont pas (encore) détruit les fondations de la société kényane.

Le film est d’autant plus important dans sa portée qu’il représente à l’écran un couple qui ne soit pas hétéronormé et devient malgré lui une oeuvre porteuse d’espoir pour les activistes LGBTQI kenyans. Celles et ceux dont l’existence constitue une invalidation du modèle patriarcal traditionnel, au Kenya comme en Europe, et qui se battent pour les uns contre des lois homophobes de l’époque coloniale et les autres pour plus d’égalité. Ce combat concerne le Nord comme le Sud même si le récit médiatique en Occident de la censure du film est largement empreint d’homonationalisme. Cette notion a été théorisé par l’américaine Jaspir K. Puar et correspond à la construction d’un discours qui établit les nations occidentales comme des hauts lieux du progressisme sexuel et fait a contrario du Sud global des sociétés barbares et incapables de respecter le droits des homosexuels et des femmes. La version extrême de cet homonationalisme étant l’impérialisme militaire de ces pays.

Même si la phrase “Ovationné à Cannes, interdit au Kenya” de l’hebdomadaire Télérama semble anodine, la vision binaire qu’elle imprime dans l’esprit du public ne rend pas justice à la complexité de la société kenyane qui après tout, comme toute société,  est traversée de luttes et donc aussi de victoires pour les personnes concernées. On ne peut nier que l’attention internationale que le film a réussi à polariser a contribué à son succès et a fait ainsi du cinéma kenyan un produit qui s’exporte ayant été adoubé à Cannes.

Quant à nous, à La Grande Afrique, nous ne pouvons que vous conseiller d’aller au plus vite regarder le film dans votre cinéma le plus proche et soutenir l’expression artistique de Wanuri Kahiu, une réalisatrice à suivre. En cette saison automnale, rien de tel qu’un film d’amour pour consoler les cœurs, même les plus tristes.

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